La place du livre et de la lecture en prison est une question complexe. Il est difficile d’en faire un état des lieux et d’en cerner les pratiques effectives. Instances politiques, médiateurs, prisonniers : le livre semble passer de mains en mains. Ce court texte interroge la place du livre au sein de la prison, l’usage qui en est fait et ce qu’il peut y apporter.
Le livre en prison : une pratique encadrée
Un enjeu politique
Une ambition culturelle…
Le livre en prison se heurte à une gestion administrative stricte. L’État affirme la nécessité de sa présence dès les années 80 dans la logique des politiques de démocratisation et d’accès à la culture. Il définit différents types de publics : spécifiques, éloignés, ou empêchés d’accéder à la culture, parmi lesquels les prisonniers.
Cette typologie distingue les publics facilement acculturables, d’autres, qui le seraient moins. Elle pousse les ministres de la Justice et de la Culture de l’époque, Robert Badinter et Jack Lang, à travailler de pair. En 1986, cette collaboration donne lieu à la mise en œuvre d’une politique de qualité pour les personnes placées sous main de justice. En 1992, une circulaire européenne s’ajoute à cette initiative. Elle signale la nécessité de :
« mettre à disposition des personnes détenues, des bibliothèques offrant le même éventail de fonctions que les bibliothèques modernes ouvertes au public et appliquant les mêmes normes professionnelles. »
… différente de la réalité
Cette volonté européenne est-elle respectée ? La plupart des prisons disposent d’une bibliothèque. Mais leurs « fonctions » ainsi que les « normes professionnelles » ne sont pas nécessairement celles des bibliothèques dites « professionnelles ». Par exemple, le bibliothécaire est un détenu formé (dans le meilleur des cas) au métier d’auxiliaire de bibliothèque. En réalité, il s’agit souvent d’un prisonnier qui n’a pas d’intérêt spécifique pour la lecture.
Pourtant, les directives étatiques soulignent la nécessité de :
« faire vivre le livre en organisant des rencontres avec les bibliothécaires, des écrivains, des critiques et des comédiens ».
La circulaire AP 90-08 met aussi l’accent sur le rôle que peut avoir le livre dans le décloisonnement des prisonniers. Elle affirme que :
« le livre multiplie […] les occasions d’interventions extérieures, de la même façon qu’il accroît la circulation des détenus à l’intérieur des établissements. […] L’incitation à l’intervention d’associations spécialisées a également pour objectif de rapprocher le monde de la détention de « l’espace de citoyenneté ordinaire » » (ibid).
Cette volonté de rompre l’isolement social et culturel des prisonniers grâce au livre semble se heurter à la réalité de l’institution.
Un milieu contraignant
Un accès au livre difficile…
La présence des livres en prison n’est pas nouvelle. En 1871, 66 000 francs sont consacrés à l’achat de livres. Dix ans plus tard, un catalogue d’ouvrages admis en prison paraît. Les ouvrages d’édification et de contrôle dominent sur ceux consacrés à la distraction ou l’instruction. Une première contrainte liée au fonds apparaît ici, dès le XIXe siècle, dans l’accès au livre en prison.
Cet accès difficile se double d’une gestion incertaine des ouvrages admis en prison. L’absence d’organisation systématique et de catalogage des ouvrages est un frein à l’accès au livre. En effet, on sait rarement de quoi le fonds de la bibliothèque pénitentiaire est constitué. Certains prisonniers le déplore et dénoncent le caractère aléatoire des ouvrages qu’ils reçoivent. En règle générale, le contexte carcéral est peu propice à la découverte littéraire. Jacques-Guy Petit souligne que :
« les détenus qui le voudraient ne peuvent pas toujours lire, car un règlement minutieux pourchasse la moindre tache et la fait payer. Ne lisent, souvent, que la petite minorité de prisonniers aisés et déjà instruits ».
… aggravé par le contexte carcéral
C’est que le livre est souvent considéré, encore aujourd’hui, comme un objet perturbateur. La frilosité à l’égard du contenu potentiellement subversif de certains ouvrages n’est pas la seule cause. Elle est doublée de la contrainte organisationnelle que suppose la circulation des livres, dans le contexte carcéral.
En 2012, une nouvelle circulaire tente d’éteindre la suspicion qu’inspire le livre en prison.
« Pour que l’accès à la culture réponde véritablement aux besoins des personnes sous main de justice et des mineurs sous protection judiciaire, il est essentiel que les intervenants culturels et les personnels du ministère de la Justice et des Libertés développent une culture et une méthodologie de projets communes ».
Le texte invite donc les acteurs du livre à collaborer étroitement avec le gouvernement. Cela afin de pallier le scepticisme qui règne au sujet du livre dans le contexte carcéral. Le succès de cette collaboration repose en grande partie sur l’engagement des acteurs concernés et des médiateurs en particulier.
Le livre comme média
D’abord écrire…
Les acteurs extérieurs qui médiatisent le livre en prison sont multiples. Parmi eux : médiateurs, associations ou personnel détaché de l’Éducation nationale. Ils œuvrent pour réduire la frontière entre la prison et l’extérieur. Ils médiatisent par là, un double rapport : celui du détenu au monde libre d’une part et au livre d’autre part. C’est que ces enjeux vont souvent de pair. L’écrit, par exemple, est un outil précieux qui permet de garder contact avec le dehors. Cependant, écrire est une pratique qui n’est pas toujours bien maîtrisée.
Ainsi, les médiateurs sont d’abord et avant tout des instituteurs. Ils travaillent avec les détenus en situation d’analphabétisme ou d’illettrisme. Jean-Louis Fabianai souligne que leur tâche consiste dans :
« la « mise à niveau », […] à donner (ou redonner) aux détenus une compétence scolaire minimale, en français et en calcul […]. C’est l’apprentissage de la lecture et de l’écriture qui occupe de fait l’essentiel de leur pratique pédagogique » (Lire en prison, p.88).
Ainsi, le livre n’est pas nécessairement le point central des ateliers en prison. Il est plutôt un prétexte ou un outil qui vient aider un apprentissage plus fondamental, celui qui consiste à écrie.
… puis s’ouvrir au livre
Il serait réducteur de cantonner le livre à cette seule fonction. Et celle du médiateur à celle d’un instituteur. Le médiateur apporte avec lui un savoir-faire sur le livre qu’il peut transmettre aux détenus. Par l’intermédiaire d’ateliers, il apporte aussi un climat plus propice pour s’ouvrir au livre. Jean-Louis Fabiani note d’ailleurs que :
« c’est autour de l’animation que peut émerger une nouvelle représentation du livre ». (ibid, p.94)
Celui-ci n’est donc pas un simple outil pédagogique ou un potentiel fauteur de trouble.
Cependant, une difficulté à double facette existe pour les médiateurs en prison. La première tient à la rotation rapide des détenus dans les maisons d’arrêt, notamment. Cela ne permet pas aux médiateurs du livre d’entrer dans une relation suivie avec les prisonniers. La brièveté du passage de certains détenus empêche de constater l’impact du livre sur eux. Cette rotation rapide peut engendrer une frustration considérable chez les médiateurs. Elle se double parfois, d’une démobilisation importante des intervenants.
L’accès au livre : pour qui, comment et pour quoi ?
Un public spécifique ?
Un « public empêché »…
La pratique de médiation du livre en prison est bien spécifique. Elle diffère notamment de celle du médiateur de musée puisque le visiteur vient vers le musée. Ce rapport d’attraction vers la culture est différent pour le livre en prison. C’est davantage la culture (ou un certain type de culture) qui va vers la prison via le médiateur. Le ministère de la Culture affirme cette idée en élaborant sa typologie des « publics » plus ou moins éloignés de « la culture ». C’est vers ce « public empêché » que les politiques culturelles doivent se développer.
Cette notion de « public » éloigné de « la culture » est aujourd’hui critiquée. La critique porte principalement sur l’absence de considération de la diversité des cultures et des pratiques culturelles. Cela au profit de la promotion d’une culture élitiste. Il n’en reste pas moins que :
« la lecture en milieu carcéral fait l’objet de nombreuses actions de mise en valeur tant de la part de l’administration pénitentiaire que du ministère de la Culture : on considère les détenus comme tout à fait exemplaires de ces « publics » spécifiques qui sont autant de terres de mission pour l’action culturelle » (ibid) comme le souligne Jean-Louis Fabiani.
… ou des individus ?
Une seconde critique peut être portée à la notion de « public ». Cette notion entend regrouper une diversité d’individus, de besoins et de sensibilités différentes, au sein d’un tout homogène. Or, l’administration pénitentiaire s’inscrit déjà dans cette démarche de désindividualisation. Elle reconnaît moins les prisonniers par leur nom que par leur numéro de matricule. En plus d’accroître ce processus, le concept de « public » manque de pertinence pour qualifier les détenus. Il y a en effet, une :
« difficulté à qualifier ce public qui présente des contours flous et instables, tant en termes de profils sociodémographiques que d’attentes » comme le souligne Delphine Saurier.
Accoler aux prisonniers la notion de « public empêché » serait donc désuet. D’autant plus lorsqu’il s’agit de médiation littéraire. Les prisonniers ne sont effectivement pas empêchés dans ce domaine. Ils ont bien accès aux bibliothèques et peuvent faire entrer des livres au sein de la prison. La médiation du livre en prison brise le bien-fondé de la notion de public, le livre étant par définition mobile et maniable par tous les individus.
Échanger grâce au livre ?
La conversation autour du livre…
La lecture en prison ne semble être collective qu’à de très rares exceptions. C’est le cas pour la presse régionale qui fédère et engendre parfois, des conversations. Elle constitue ce que l’on pourrait appeler des « groupes de lecture », néanmoins restreints. Ainsi, le corps social construit grâce à la lecture en prison semble à la fois limité et occasionnel.
Le caractère occasionnel de l’échange autour du livre s’explique par un cadre peu propice. Jean-Louis Fabiani note que :
« la vie carcérale limite objectivement les occasions de développer les formes d’échanges et de convivialité autour du livre » (ibid).
Pour Georg Simmel, la conversation est une mise entre parenthèses provisoire des attributs sociaux du moi. Celle-ci permet une « forme ludique de la socialisation ». Or, la notion de suspension provisoire des fonctions sociales n’a aucun sens en prison. En effet, celles-ci sont d’emblée inexistantes.
… un dialogue intime
Cette impossibilité d’échanger autour du livre avec autrui révèle des écarts entre les détenus. La lecture est une activité qui se fait pour certains, pour le seul temps de l’incarcération. Ainsi, les grands lecteurs déplorent une distance culturelle trop grande avec leur co-détenus. Le goût pour le livre est souvent caché car l’affirmer, c’est risquer de se mettre à part du groupe.
La lecture est donc davantage une pratique individuelle voire intime en prison. Elle semble ici se rapprocher de la lecture telle qu’elle se fait en dehors de ses murs. Cependant, le solipsisme de la pratique en prison semble être davantage imposé que choisi. Jean-Louis Fabiani souligne que :
« les conditions ne sont pas réunies pour qu’on puisse livrer des goûts exprimant une personnalité qu’on souhaite tenir à distance du monde carcéral. L’intérêt pour la lecture reste en réserve : on attend des circonstances plus favorables pour en faire un support de sociabilité ». (ibid, p.237).
Si la lecture ne fait pas forcément l’objet d’un dialogue, le livre n’en reste pas moins essentiel pour certains prisonniers.
La littérature : pour( )quoi faire ?
De la formation de soi…
L’appropriation intime du livre est mise en avant dans la circulaire de décembre 1992. Elle souligne que :
« le développement des pratiques de lecture et d’écriture est essentiel pour la structuration de l’individu et la connaissance de son environnement. Fondement de l’accès à l’autonomie, condition d’accès aux autres activités culturelles, rempart contre la déqualification et l’exclusion […], il est au cœur des dispositifs d’insertion ».
La lecture et le livre ne jouent pas seulement sur le quotidien des détenus. Il améliore leurs conditions de vie en apportant du plaisir. Mais il est aussi, support de formation de soi.
Au-delà de l’usage de la langue, la formation par le livre encourage une réappropriation de soi. C’est là le premier pas vers une potentielle réinsertion. La lecture et le livre en prison visent donc à faciliter l’insertion ou la réinsertion des détenus. Comme l’affirme Henri-Pierre Jeudy,
« En devenant maître du langage, il [le détenu] peut devenir maître de lui-même et de son destin. ».
… à la lecture de l’autre
La lecture en prison n’est donc pas une pratique uniformément solipsiste. Le livre ne crée peut-être pas de cohésion sociale au sein de la prison. Mais il entend redonner son sens à l’autre, resté en dehors de ses murs. Le livre disposerait d’un rôle civique et donnerait à l’individu, les moyens de s’intégrer au collectif.
Retrouver le sens du collectif qui se perd dans l’enceinte de la prison. Là se situerait le but à atteindre par le livre, la lecture et l’écriture en prison. Comme le souligne Jean-Louis Fabiani,
« c’est autour de l’insertion sociale et professionnelle et du réapprentissage du métier de citoyen que tourne le discours sur la lecture, définie comme condition d’accès à toutes les formes d’activités relationnelles. Par là, l’écrit est arraché à sa marginalité qui le constituait comme une sorte de complément facultatif à la pratique religieuse ou comme une activité solitaire qui consacre le retrait du monde : il devient au contraire le support privilégié d’une reconnexion » (ibid).
Reconnexion à soi puis aux autres, le livre serait un tremplin pour dépasser les murs de la prison.
Maureen Kaas, étudiante en Master 2 Métiers du livre
Bibliographie
Ouvrages
- Jean-Louis Fabiani, Lire en prison, Bibliothèque publique d’information du Centre Pompidou, 1995.
-
Jacques-Guy Petit, Claude Faugeron, Michel Pierre, Histoire des prisons en France, 1789/2000. Privat, 2002.
- Georg Simmel, Sociologie et épistémologie, PUF, 1981.
Articles
- Éva Sandri et Lucie Alidières-Dumonceaud, « Enjeux d’un dispositif de médiation culturelle en contexte carcéral : quelles situations de communication ? », Culture & Musées, 26 | 2015, 199-207.
- Delphine Saurier, Enquête : L’action culturelle en faveur de la population pénale, SciencesCom, Cesdip (CNRS/ministère de la Justice), 2011.
Circulaires
- AP 90-08 sur le « Fonctionnement des bibliothèques et le développement des pratiques de lecture dans les établissements pénitentiaires ».
- Décembre 1992 sur le « Fonctionnement des bibliothèques et le développement des pratiques de lecture dans les établissements pénitentiaires ».
- 3 mai 2012 relative à « La mise en oeuvre de projets culturels destinés aux personnes placées sous main de justice et aux mineurs sous protection judiciaire ».